Les Usines, d'Emile Verhaeren
Les Usines.
Ici, sous de grands toits où scintille le verre,
La vapeur se condense en force prisonniére :
Des mâchoires d'acier mordent et fument;
De grands marteaux monumentaux
Broient des blocs d'or sur des enclumes,
Et,dans un coin,s'illuminent les fontes
En brasier tors et effréné qu'on dompte.
Là bas, les doigts méticuleux des métiers prestes,
A bruits menus, à petits gestes,
Tissent des draps,avec des fils qui vibrent
Légers et fins comme des fibres.
Des bandes de cuir transversales
Courent de l'un à l'autre bout des salles
Et les volants larges et violents
Tournent, pareil aux ailes dans le vent
Des moulins dous, sous les rafales.
Un jour de cour avare et ras
Et humide d'un soupirail,
Chaque travail.
Automatiques et minutieux,
Des ouvriers silencieux
Règlent le mouvement
D'universel tictacquement
Qui fermente de fièvre et de folie
Et déchiquette, avec ses dents d'entêtement,
La parole humaine abolie.
Plus loin, un vacarme tournant de chocs
Monte de l'ombre et s'érige par blocs;
Et tout à coup, cassant l'élan des violences,
Des murs de bruit semblent tomber
Et se taire, dans une mare de silence,
Tandis que les appels exacerbés,
Des sifflets crus et des signaux
Hurlent soudain vers les fanaux,
Dressant leurs feux sauvages,
En buissons d'or, vers les nuages.
Et tout autour, ainsi qu'une ceinture,
Là-bas,de nocturnes architectures,
Voici les docks,les ports, les ponts, les phares
Et les gares folles de tintamarres;
Et plus lointains encore des toits d'autres usines
Et des cuves et des forges et des cuisines
Formidables de naphte et de résines
Dont les meutes de feu et de lueurs grandies
Mordent parfois le ciel,à coups d'abois et d'incendies.
Les villes tentaculaires,Emile Verhaeren,Editions Mercure de France.
Mini-biographie de l'auteur:
Émile Adolphe Gustave Verhaeren, né à Saint-Amand dans la province d'Anvers, Belgique, le 21 mai 1855 et mort à Rouen le 27 novembre 1916, est un poète belge flamand, d'expression française. Dans ses poèmes influencés par le symbolisme, où il pratique le vers libre, sa conscience sociale lui fait évoquer les grandes villes dont il parle avec lyrisme sur un ton d'une grande musicalité. Il a su traduire dans son œuvre la beauté de l'effort humain.